« Je voyage à travers la peau des autres »

Joana Catot fait du tatouage un art itinérant

« Le tatoueur doit être vulgaire, son aspect louche et sa physionomie inquiétante ».
Voilà un cliché qui a la peau dure. Et c’est Bruno, le maître tatoueur le plus reconnu de France, qui s’en amuse dans son livre Tatoues, qui êtes-vous ? Pour pénétrer dans le studio de la tatoueuse barcelonaise Joana Catot, il faut se rendre à Gracia, quartier nord de Barcelone en pleine gentrification. Au lieu de descendre dans un studio mal aéré et sans hygiène, on monte les escaliers d’un immeuble un brin bourgeois. Une femme aux traits radieux et au sourire grand comme une banane ouvre la porte. En refermant, on laisse derrière-nous toutes nos idées reçus sur l’identité du tatoueur. Elles n’ont pas cours ici.

L’art de dessiner sur la peau
Pour la quarantenaire catalane, le tatouage n’a rien d’une évidence. Au début. Car c’est plutôt le chemin de la couture qu’elle prenait quand, à 26 ans, elle avait déjà deux gosses et un avenir tout tracé dans un petit village de l’arrière-pays catalan. Mais à force de la voir dessiner, une amie lui conseille de s’inscrire à des cours. Elle a 26 ans. Ecole des arts appliqués de Vic, puis école de design et art Eina de Barcelone. Joana devient designer graphique, s’éclate dans une profession qui lui permet de bien gagner sa vie tout en conservant une touche artistique. « Au final, j’ai étudié 10 ans et j’ai acquis une solide formation en arts plastiques et en design », résume-t-elle.

Apprentie artiste, elle a dessiné et peint sur de nombreux supports, mais jamais sur un support vivant et mouvant. « Un jour j’ai vu un tatoueur dessiner sur la peau de quelqu’un. Ce n’est pas immédiatement le travail qui m’a intéressé mais plutôt l’idée de peindre non pas une toile, mais la peau, qui est mouvante, qui vieillit, qui ne peut ni s’acheter ni se vendre, qui ne peut pas s’exposer dans un musée… ça m’a paru fascinant ! C’est là que je me suis dit que je voulais sentir ce qu’il se passe quand on peint un corps humain, qu’on ne peut pas l’effacer et qui se marque dans la douleur. »

« Le tatouage est un art parce qu’il crée »

Cette artiste de formation voit-elle le tatouage comme une forme de création artistique ? « Qu’est-ce que l’art ? Je l’ignore. Mais l’autre jour dans le métro j’ai vu une personne avec un tatouage très vieux et très moche. Ça m’a révulsée ou … intéressée. Je pensais que l’art est beaucoup plus dans ce qui me touche et m’émeut que dans ce que je trouve joli. » Pour l’artiste tatoueur Mariano Castiglioni, « Il est difficile d’expliquer ce qui est art et ce qui ne l’est pas, mais le tatouage est un art parce qu’il crée. Souvent, c’est une idée partagée avec le tatoué qui se créée. » Reste que pour Joana, seuls certaines perles parviennent à atteindre un niveau artistique : « Je suis une très bonne tatoueuse, une très bonne designer graphique, mais je ne suis pas une artiste. Par contre, il y a des tatoueurs avant-gardistes en Europe centrale qui sont bien en avance sur mon travail. Ils font des choses hallucinantes ! »

Autodidacte dans un univers sous testostérone
Si Joana Catot accueille aujourd’hui ses client(e)s dans un studio débordant de livres spécialisés récoltés au cours de ses pérégrinations, c’est après avoir cherché par tous les moyens à apprendre cette technique pour laquelle à l’époque, il n’existait ni diplôme ni formation reconnue (aujourd’hui, le gouvernement catalan oblige les tatoueurs à suivre un cours d’hygiène sanitaire et il existe également un diplôme depuis septembre à Barcelone). « Ça a été très difficile de trouver quelqu’un qui veuille bien m’enseigner à tatouer, parce que c’est un monde très fermé. J’ai finalement trouvé quelqu’un qui a bien voulu me l’enseigner, mal, mais c’est à partir de là que j’ai commencé à tatouer dans mon village. Ma chance, c’est qu’à l’époque les tatouages étaient petits, et comme je ne savais pas bien tatouer, ça me convenait. A mesure que les tatouages ont pris de l’ampleur, moi aussi j’ai pris de l’expérience. »

« Barcelone, une oasis de studios de tatoueurs et de tatoués en tout genre. Inutile d’essayer d’y marcher dix minutes sans croiser une épaule ou un avant-bras tatoué. »

Puis la rupture personnelle vient tout accélérer : « Je tatouais de plus en plus dans mon village. Puis j’ai divorcé et je suis venu m’installer à Barcelone. Là, le tatouage est devenu omniprésent pour moi. » Barcelone, une oasis de studios de tatoueurs et de tatoués en tout genre. Inutile d’essayer d’y marcher dix minutes sans croiser une épaule ou un avant-bras tatoué. Joana travaille dur dans un atelier très populaire dans le quartier du Raval. Après cette expérience, elle est mûre pour s’y dédier à 100%.

Anthropologie itinérante du tatouage
Mais quelque chose manque. Tout cela est trop mécanique, pas assez créatif. « Probablement du fait de mon héritage des Beaux-Arts et de l’histoire de l’art, j’ai commencé à me demander ce qu’était vraiment le tatouage. D’où vient-il, que sent-on, ce qu’en pensent les gens. » Le hic, c’est que, bien qu’elle adorerait rencontrer des gens pour en débattre, « dans ce pays il n’y en a pas. »
Internet devient alors une véritable mine d’or pour assouvir son besoin d’en savoir plus sur les différents visages de cette pratique vieille comme le monde. Peu à peu, la source se tarie face à la soif de savoir de la tatoueuse : « Sur Internet, je trouvais beaucoup de récits, mais il y a beaucoup de copier-coller, tu te rends compte que sur les 100 articles qui parlent d’un lieu, une seule personne s’y est vraiment rendue. »

« Tous les peuples du monde sont tatoués »

Reste une solution, celle d’un nouveau départ : « J’étais très intéressée par Hainan, une île au sud de la Chine. Sur Internet, certains disaient que oui, d’autres que c’était fini, et d’autres encore qu’à Hainan, seules les femmes continuaient à se tatouer. Eh bien j’y suis allée ! L’expérience a été tellement bonne que j’ai décidé de voyager dans toutes les parties du monde pour voir si on se tatouait, comment, si la pratique disparaissait ou au contraire y retrouvait une nouvelle jeunesse ».

Comme elle, le tatouage semble ne jamais s’avouer vaincu. Entré dans le dictionnaire français à la moitié du XVIIIème siècle avec les récits de voyageurs dans les îles du Pacifique ou en Afrique, il est aussi vieux que le monde et plus diffus que le football : « Ce qui me paraît fascinant, c’est que tous les peuples du monde sont tatoués, des Inuits aux Africains, dont les scarifications sont pour nous des tatouages, aux Indiens d’Amérique, en passant par les Russes … tout le monde ! » Myanmar, Bénin, Californie, Hainan, Algérie, ses destinations sont aussi éculées que diverses, mais ont toutes pour point commun la quête d’autres pratiques de tatouage. « Je voyage à travers la peau des autres », sourit-elle.

« Je voyage à travers la peau des autres », sourit Joana Catot

Au retour, les anecdotes et les découvertes sont si nombreuses qu’elle se met à les partager au cours de conférences, de la Catalogne à l’Argentine. « Ma dernière destination a été le Cameroun, où je suis me suis rendue avec l’anthropologue Joan Riera. Nous avons été à la rencontre d’un peuple pygmée, les Baka, et nous avons eu la chance d’assister à une cérémonie d’initiation où on affinait les dents de jeunes adolescents. Nous avons aussi observé une séquence de scarification de jeunes filles. Mais c’était de petits tatouages. »

Les femmes, dernières gardiennes du tatouage
Pourquoi Joana a-t-elle emprunté les routes si peu courues qui mènent aux différentes cultures du tatouage du monde entier ? Difficile à dire, tant tout pour elle est accompagné des superlatifs « brutal » ou « fascinant ». Mais un détail retient l’attention. Seule femme tatoueuse de son âge en Espagne, autrement dit pionnière de la féminisation de cette pratique en Europe, elle découvre une réalité inverse au cours de ses voyages : dans des cultures où le tatouage est en perte de vitesse, ce sont les femmes qui continuent de le porter. « Les hommes sont les premiers à avoir des contacts avec le monde moderne. Les habitants de l’île de Hainan doivent aller vendre sur les marchés et leurs peintures corporelles sont la risée des Chinois. Les Machis de l’Amazonie au Brésil retirent leurs piercings quand ils vont travailler en ville. Pendant ce temps, les femmes restent dans la communauté. A Hainan, il ne reste presque plus de tatouées. » De quoi rasséréner, et lui donner envie de devenir la voix de ces femmes et leurs pratiques culturelles qui tombent en désuétude.

Le tatouage n’est pas une mode, mais il est à la mode
Rien à voir avec les pays occidentaux où ce que l’on considérait encore comme un passe-temps de taulard au temps de Bruno devient une preuve de goût chez les nouvelles générations. « Le tatouage est à la mode mais ce n’est pas une mode », nuance Joana, satisfaite : « C’est bien que le tatouage ne soit pas qu’une curiosité car c’est beaucoup plus profond que ça : c’est autant une manière d’être, d’expliquer, de revendiquer quelque chose que tu as besoin de démontrer, de montrer, de souffrir… Sans ce mouvement, beaucoup de travaux ne seraient pas acceptés et nous n’aurions pas non plus un matériel de cette qualité. »

Pour le psychologue et psychanalyste Serge Tisseron, « le tatouage a toujours été utilisé. La différence aujourd’hui, c’est qu’il se montre. Nous visons une période où les gens cherchent à affirmer leur originalité. » Un autre aspect positif tient à cœur à Joana. La mode en Occident semble avoir ravivé la flamme de certaines communautés qui avaient abandonné le tatouage : « Les Indiens Yurok de Californie que j’ai rencontré il y a quatre ans ne se tatouaient plus depuis 50 ans et, soudain, un groupe de 12 femmes a recommencé. »

Emmanuel Haddad

Le site de Joana Catot :
http://joanacatot.com/

Le livre et l’imprimé, des objets d’art

Dans un contexte de digitalisation des contenus, le livre et la presse magazine sont-ils condamnés ? Pas si sûr. Ils ont plutôt vocation à devenir des objets d’art. Reportage.

Dans une interview parue dans Le Monde en 2009, Didier Quillot, président de La gardère Active, qui regroupe les activités magazine, audiovisuelles et Internet du groupe Lagardère affirmait : “La génération Internet doit comprendre que ce qui a de la valeur a un prix”. Et en effet, la gratuité et la digitalisation des contenus ont déstabilisé le marché de l’imprimé. Mais comme tout objet en crise, si l’imprimé se raréfie, n’aura-t-il pas vocation à prendre justement de plus en plus de valeur ? Ceux qui résisteront à fabriquer des livres ou des magazines à l’heure du livre digital, de l’Ipad et autres nouvelles technologies seront-ils érigés au rang d’artistes et d’idéalistes ?

Il n’est pas ici question de critiquer le web en tant que média mais au contraire de se montrer rassurants vis à vis des amoureux de l’imprimé : un média n’en chasse jamais un autre. D’ailleurs, l’Internet et la presse magazine sont complémentaires : l’un se caractérise par le flux, l’instantané, l’information suivant une logique de links/liens, et l’autre, s’inscrit dans le temps, le témoignage, la mise en perspective, la réflexion.

OSER L’INVERSE DE CE QUI SE FAIT DANS LA PRESSE AUJOURD’HUI

Il est alors fort possible que dans un avenir à long terme les magazines qui survivront ressembleront plus à des livres. En témoigne le succès de la revue trimestrielle XXI. Cet objet, à mi-chemin entre le livre et le magazine est beau. Tellement beau que l’on ne peut que le garder chez soi comme, justement, un livre d’art : ses 210 pages sont montées comme une série de documentaires à l’écrit, et ponctuées par des illustrations dignes des meilleures BD. Quant aux photos, elles rappellent avec nostalgie l’âge d’or du photojournalisme. D’ailleurs, le premier numéro s’est vendu à 45 000 exemplaires. “C’est le journal dont on rêvait tous un peu. Il s’appelle XXI, comme le siècle, et ose l’inverse de pratiquement tout ce qui se fait dans la presse aujourd’hui”, écrit Télérama.

LE LIVRE N’EST PAS MORT

Associer l’imprimé ou le livre à l’art c’est en tout cas ce que s’applique à faire l’association Arts Libris. Et comme tout objet d’art, il donne du sens. “L’art c’est ce qui permet la vie”, affirme, François Righi qui fait partie des artistes plasticiens et bibliophiles mis en avant par l’association (voir encadré). Lui non plus, ne croit pas en la mort du livre. Pour lui, un livre est un carnet de voyages. “Il faut faire entrer dans un livre la notion de parcours”, explique-t-il. Son approche de plasticien lui permet de donner à l’objet une dimension particulière, tel un animé, ou le cinéma. Il associe son approche à celle d’un architecte, car l’imprimé fait appel au montage et à l’espace. Sauvegarder le livre et l’imprimé permet alors de cultiver un rapport charnel avec la littérature, l’image, la poésie… “Le livre d’art dispose de plusieurs grilles de lecture qui font appel au toucher et à la vue, (…) le système proposé se présente comme un diagramme de collections de mots, de métaphores, d’images et d’associations d’idées”, insiste François Righi, qui compare le livre à la queue d’un paon. Finalement, avoir un livre d’art chez soi, c’est un peu alors comme cultiver la mé­moire et protéger la civilisation. VALÉRIE ZOYDO

François Righi, plasticien et bibliophile
“Il est assez ordinaire de recourir au livre comme moyen de rendre public un sens qu’on pense avoir constitué (par des mots, des images, peu importe). Ici l’impulsion vers le livre n’est pas de cet ordre. Righi ne va pas y consigner une solution mais y piéger un mystère, de l’insaisissable, de l’insoluble pour le garder comme tel, le raviver à chaque lecture. Ce à quoi l’on ne peut avoir totalement accès, et qui est donc la seule chose qui nous importe, est la raison d’être et la matière de ces livres […] L’image est signe de ce qu’elle n’est pas et dont elle tient lieu en l’absence. Les livres de Righi sont habités par ce jeu”.
Marie-Jeanne Boistard, conservateur à la bibliothèque de Blois


Véronique, autodidacte et libertaire

 

 

Elle a l’air d’une éternelle adolescente et semble pourtant avoir l’expérience d’un vieux sage. Et pour cause, Véronique Augeard, 45 ans, ex-Parisienne aujourd’hui basée à Barcelone est un personnage de roman, riche de plusieurs vies, avec un destin étonnant. Comme sur un air de Nino Rota, son compositeur préféré, elle déambule du haut de son vélo qu’elle a repeint, ses cheveux  blonds au vent, la fleur au fusil, toujours animée de la folie de ses 20 ans, l’optimisme des conquérants, sur la frontière ténue qui sépare la candeur de la gravité, la lumière de l’ombre, et qui contraste les couleurs vives et les toiles aux fonds noirs ou sombres sur lesquelles elle dessine. Sorte d’enfant de la balle, indomptable, elle aurait pu tour à tour incarner des personnages de Victor Hugo, de Fellini et la désinvolture de Jeanne Moreau dans Jules et Jim. “Les vies sont tellement compliquées que j’ai choisi un art simple, enfantin, tribal et animal”, raconte-elle. Mais “ là où est la légèreté, la gravité ne manque pas”, disait Maurice Blanchot. Sa vie à elle, a été forgée entre les murs de la célèbre pension Rudolph Steiner au château de La Motte en France, où le maître-mot de la pédagogie repose sur la libre expression de soi à travers la musique et la peinture. Une éducation qui ne l’a jamais quittée.

Anarchique et anachronique

Son goût artistique a continué à s’affirmer dans les couloirs du Louvre dans lequel elle aimait à se perdre, mais la révélation s’opère avec les lectures de Jules Vernes, et l’univers de Gaudi à Barcelone, inspiré de la Méditerranée, carrefour des mondes, entre bleu, vert et rouges orangés. Ainsi, Véronique fait-elle ressortir dans sa peinture, des fonds marins de son inconscient, des couleurs vives, des arbres exotiques, des oiseaux quasi imaginaires, des poissons du Pacifique, la jungle, la lune, des châteaux de souvenirs d’enfance, des étoiles et autres merveilles d’un univers harmonieux, aquatique, d’un cosmos féérique mais pourtant toujours impétueux, presque insolent par la sensualité qu’il dégage. Les tableaux de Véronique auraient presque une odeur: ils sentent les Antilles, le Brésil, le Japon, le Kenya, le Maroc, car cette fille d’un steward d’Air France a voyagé toute sa vie.

Citoyenne du monde, elle a bourlingué, parcouru les paysages comme elle a sondé les inconscients et la vie des autres à travers sa deuxième passion, l’astrologie qu’elle pratique depuis ses 15 ans. Ce personnage hors du commun au regard noir et perçant, extralucide, vous capte au premier coup d’œil. Astrologue, peintre, mère de deux enfants, joueuse d’accordéon, cette ex-femme d’un réalisateur écossais, aime être seule, mais parfois au milieu d’une foule d’artistes, de photographes, d’écrivains, de musiciens, journalistes et sculpteurs… Elle attire souvent les gens qui lui ressemblent. Comme eux, elle a choisi la voie la plus dure à suivre, dans la vie comme dans son art : la liberté. Alors ses toiles peintes avec un stylo d’acrylique recyclée, inspirées de techniques du street art, ne peuvent qu’être à son image: instinctives, sans règles, sans école de pensée, méticuleuses, anarchiques, anachroniques, colorées, spirituelles, oniriques, sentimentales, sensuelles, naïves et pleines d’espoir. “Je ne sais jamais ce que je vais peindre et une fois que je commence, tout devient logique. Tout prend sa place. Je ne calcule pas, je sais d’instinct qu’il manque telle chose à telle place. Je fais jouer mon imagination et ramène tout au voyage des sens”, déclare-t-elle. Et en effet, tel un esperanto pictural, son art, à la croisée des mondes aquatiques, terrestres et célestes invite au dialogue interculturel et au rêve.

Valérie Zoydo

Plus d’infos à verobarna@gmail.com

 

 

La révolution intime selon Sean Lee

Sean Lee est un jeune photographe de 27 ans, basé à Singapour. Critique à l’égard du
peu de communication et de connaissance de soi au sein des familles asiatiques, il a utilisé la
photographie dans cette série de photos intitulée Homework pour pousser les membres de
sa propre famille dans leurs retranchements. Grâce au processus de création photographique
qu’il utilise comme outil de révolution personnelle, Sean est parvenu à ce que la vie
familiale devienne plus authentique, émotionnelle et davantage ouverte aux démonstrations
physiques. Interview.

Rézo : Pensez-vous que la société actuelle nous empêche
d’être nous-mêmes ?
Sean Lee : Ce que je sens en général est que dans les sociétés
modernes, la définition du succès peut être très étroite. Il
est toujours mesuré selon des critères matérialistes. Et cela se
produit de la même manière dans le “monde de l’art”. On en est
arrivé au point où les gens pensent qu’ils ne valent que ce qu’ils
possèdent. De la sorte, on peut toujours être tenté de sacrifier
ce qu’on aime vraiment pour quelque chose de plus substantiel
au niveau matériel et financier. Pour ma part, je dois admettre
qu’il m’est parfois difficile de me débarrasser de cette perception.
Mais au bout du compte, ce qui importe est de garder la
magie de la création. Etre capable de créer quelque chose. Une
photographie, une peinture, une sculpture ou une histoire : ce
sont des choses extraordinaires. L’imagination est notre bien le
plus précieux.
J’ai mes rêves et mes ambitions en tant que photographe. J’ai
parfois l’impression qu’ils sont trop ambitieux pour voir le jour.
Mais au final, j’essaie toujours de garder à l’esprit que le moindre
acte de création est un privilège, et que pour ça, je dois être
reconnaissant.
La photographie a-t-elle été une révolution intime pour
vous ? Cette dernière est-elle un procédé nécessaire ?
S. L. : Pour ma part, la photographie est avant tout un outil
introspectif. Je veux la mettre à profit pour réaliser une quête
intérieure plutôt que de l’utiliser pour documenter ce qui m’est
extérieur et étranger. Je souhaite créer des histoires dans lesquelles
je puisse m’engager et me retrouver. La meilleure sensation
que je puisse avoir est celle d’être transformé par mon travail.
J’ai besoin d’être profondément concerné par ce que je fais.

Dans vos photos, on retrouve l’allégorie de la naissance.
Avez-vous eu l’impression de naître une seconde fois à
travers ce travail ?
S. L. : Tout travail qui en vaut la peine devrait être perçu comme
une naissance. C’est du moins ce que je pense. Vous traversez
un certain nombre de difficultés et une sorte de dépression prénatale
avant de finalement donner naissance à quelque chose
de précieux. La naissance est en réalité une excellente allégorie
de l’acte de création. On se retrouve enceinte d’une idée,
ensuite on travaille dur pour la concevoir, pour la rendre réelle,
la faire exister.
Vous vous sentez accompli aujourd’hui ? Et votre famille,
les avez-vous aidés à mieux se connaître eux aussi ?
S. L. : Ma famille et moi nous sommes rapprochés et nous
avons partagé des moments merveilleux au cours de ce travail.
Certains se retrouvent dans les photos, d’autres non. La première
fois que ma famille est venue pour mon exposition, c’était
à Singapour. Ce fût très spécial pour moi, car j’ai vu qu’ils étaient
vraiment fiers de moi.
Ont-ils eux aussi connu une révolution intime ?
S. L. : Oui, ils se sont rapprochés, et ils se sont montrés plus
impliqués dans mon travail, plus compréhensifs et encourageants.
Ils pensent toujours que je suis un peu bizarre mais, je
crois, dans le bon sens.
Pensez-vous que si tout le monde s’adonnait à une activité
créatrice, les choses tourneraient un peu mieux ?
S. L. : C’est difficile à dire. Chaque personne est unique, et
les situations personnelles sont trop différentes pour se prononcer.
Mais oui, avoir des photographies dans nos vies est
un privilège, alors utilisons-le pour de bon. Utilisons-le d’une
manière qui soit remplie de sens pour chacun de nous.

Propos recueillis par Valérie Zoydo, traduction par Emmanuel Haddad

Volatile Skin, ou l’éloge de l’éphémère

Volatile skin, ou l’éloge de l’éphémère.



A travers une conversation avec l’artiste Stéphane Villafane, Rézo vous invite à découvrir son travail, qui tente de saisir et de fixer la fugacité de l’existence.

Chez Rézo, nous avons apprécié votre approche de la fugacité, cette fameuse notion de “passage inexorable de notre existence” que vous rappelez souvent dans votre oeuvre et qui s’oppose au désir d’immortalité. Faut-il prendre conscience de notre mort pour vivre intensément?

Stéphane Villafane : Depuis très jeune, je vis avec la conscience qu’il y aura une fin. Rien de dramatique ou de négatif, bien au contraire… Une force, une envie d’exister. Nous sommes de passage dans l’immensité changeante du temps et de l’espace qui nous entoure, c’est ainsi et c’est une certitude avec laquelle il faut vivre pleinement sans se voiler la face. La vraie question est, me semble-t-il, comment remplir ce bout de vie pour faire en sorte qu’il soit, dans la plus grande des espérances, l’éclat d’un météore. Un écho sublime, une résonance d’une étrange beauté dans l’immensité, une forme d’éternité pour ne pas disparaître à tout jamais dans la brièveté de la vie et l’inanité des choses terrestres.

Finalement nous rendre compte de cette fugacité nous rendrait plus heureux et plus ancrés dans le présent… Votre travail critique-t-il la relation qu’entretient l’occident avec le corps et la mort ?

S. V. : Dans La vie est un songe, Calderón fait dire au bouffon Clarin : “Le roi rêve qu’il est roi et il vit cette illusion, commandant, ordonnant, gouvernant ; et cette gloire, prêt fugitif, est écrite sur le vent et la mort, la réduit en cendres.” Il en est ainsi aujourd’hui de nos sociétés de plus en plus illusoires et fragiles, bâties sur la consomption du présent. Je pense alors que, pour remédier à cette maladie, il faut vivre outrageusement, avec de la superbe et du panache, mots tabous, mots effacés de nos mémoires et pourtant les véritables clés de notre salut face à cette fugacité… amie. Il faut bien avouer que sans cette dernière, si nous étions tout simplement immortels, nous serions sans désir et sans ardeur, pour ainsi dire morts.

Vous êtes vous inspirés de l’actualité en réalisant votre oeuvre ?

S. V. : Je préfère parler d’une inspiration, d’une source visuelle ou littéraire sans trop m’attacher de manière littérale à l’actualité pour créer une oeuvre. Une trop grande fidélité aux phénomènes de société me conduirait à une peinture anecdotique, ce dont je me défends. Je citerai Michel Foucault qui, dans Les mots et les choses écrit : “Alors, on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer, un visage de sable”. Mon travail témoigne de cet état des choses, de l’actualité de ce constat. A mes yeux, les oeuvres magistrales de Rembrandt, de Velázquez, de Goya n’ont jamais été aussi actuelles pour exprimer cette approche de l’éternité paradoxalement sublimée par une inexorable temporalité. Dans Figurants fugitifs, Paul Nizon écrit à propos du chef-d’oeuvre de Goya intitulé La Marquise de Solana : “Une apparition comme venue de l’au-delà… La Solana est à ce point spiritualisée qu’elle n’est presque plus qu’un voile, un esprit, un spectre, pour autant qu’on veuille associer cette idée-là à l’expression de l’humanité la plus noble. La plus haute densité d’être-là et d’être-homme, conjurée avec un minimum de moyens. Pure existence, pure essence. Résistance.” Volatile Skin, oeuvre dans ce sens.

Vivre intensément signifie-t-il dans vos propos privilégier l’hédonisme ?

S. V. : J’ose croire (étant plutôt philanthrope qu’hédoniste de nature) que nous devons malgré tout oeuvrer dans notre vie pour, ne pas disparaître, ne pas oublier, ne pas être oublié, résister… dans notre inexorable fugacité. C’est cette conscience là qui m’habite et je ne peux m’empêcher, en disant cela, de penser à Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : “…on ne se bat pas dans l’espoir du succès… non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile…” C’est véritablement cela le panache. Finalement, dans nos sociétés, vivre intensément devient vital avec de si simples sentiments qu’ils en deviennentsinguliers : Aimons. Vivons intensément nos passions, nos rêves. Soyons transportés, exaltés et faisons en sorte que ces élans perdurent à jamais… L’autre soir, en relisant mes carnets de jeunesse, j’ai retenu ces quelques phrases, qui pourraient servir de conclusion, écrites il y a une vingtaine d’années et qui semblent m’habiter encore : “Dans la fugacité de nos vies, ce n’est pas la peur de la mort qui doit nous gouverner mais plutôt la peur de ne pas avoir assez vécu avant de disparaître. Vivre le présent, le croire-vivre plutôt que le savoir-vivre.”

Propos recueillis par Valérie Zoydo

L’ équilibre du pouvoir

La politique d’Obama, le pouvoir, la tauromachie, les guerres en Irak, en Afghanistan… Autant de sujets que traite l’artiste américain Matt Sesow, dans sa série d’oeuvres intitulée “Balance Of Power”. Tous ont en commun, le rapport de forces, le rapport dominants-dominés, en somme, l’équilibre du pouvoir. Explications de cinq de ses oeuvres.

Matt Sesow explore une série d’inégalités qui existent dans la vie politique, la famille, l’amour, et le règne animal.
Il a commencé à peindre en 1994 comme passe-temps les soirs et les week-ends comme pour échapper à sa vie de programmeur pour IBM. Cette envie de s’exprimer par la peinture lui vient de son enfance. Il a grandit sur les terres cultivées du Nebraska aux USA et vit maintenant à Washinghton DC.
À 11 ans, Matt Sesow a été heurté par le propulseur d’un avion lors de son atterrissage, qui a provoqué l’amputation de sa main dominante. Ce traumatisme d’enfance est pour lui le facteur principal qui l’a conduit à prendre la décision de s’exprimer par la peinture… Matt Sesow a exposé dans des galeries du monde entier et ses oeuvres font parties intégrantes de nombreuses collections d’Art Brut.
Il explique à Rézo son regard sur l’équilibre du pouvoir, à travers cinq de ses oeuvres. Revue de détail.


Obama’s War (75 x 100 cm)
“Ce tableau se réfère à la guerre en Afghanistan héritage du président Bush et assumé par notre président Obama Les personnages de cette oeuvre semblent être en équilibre. Mais en y regardant de plus près et face aux horreurs décrites, tout paraît déséquilibré. Les deux grandes figures de chaque côté, telles deux montagnes qui s’érigent, représentent l’Afghanistan qui prend forme humaine. Et pourtant, des trous percent leurs entrailles. Ces figures nues, révèlent les stigmates de traumatismes… Des cicatrices marquent la colonne vertébrale. Les bras amputés de la main, essaient d’atteindre le ciel pour écraser le parachute diabolique et le missile qui descend vers la vallée pour tuer les innocents civils depuis un avion prédateur. Dans la partie inférieure gauche et droite, il y a des soldats aux commandes d’avions. Devant leurs ordinateurs, comme dans un jeu vidéo, ils jouent à la guerre mais toujours hors du champ de bataille réel.”
En partenariat avec la Galerie ArtevistasBalance Of Power (140 x 135 cm)
“Avec cette oeuvre, je souhaitais dénoncer le mécontentement des gens par rapport au manque de changement dans la politique américaine sous la présidence d’Obama. Les encarts dans la partie gauche du tableau représentent les politiques impopulaires et les actions adoptées par le gouvernement d’Obama ou héritées de la présidence de Bush. Je souhaitais montrer la relation prédateur/prisonnier qu’il y a dans chaque politique ou décision. Sur la partie droite, j’ai fait une de mes versions de la célèbre affiche de campagne d’Obama utilisée pour son élection. La tête d’Obama y est plus grande que la normale, l’espace utilisé à droite du tableau est plus important qu’à gauche, à l’image de son style Hollywoodien. Il reçoit davantage d’attention que les politiques réelles susceptibles de changer la vie des gens. C’est là où le pouvoir ment.”

Crossing the Rubicón (127 x 120 cm)
“Franchir le Rubicon” est un terme communément utilisé par l’administration Bush pendant la guerre en Irak en 2003. Il signifie le fait de passer le point de non retour et il fait référence à Jules César qui traversa la rivière Rubicon en Italie en 49  J.C. Dans ce tableau, le cowboy américain monte son poulet fantastique et part en guerre le poing levé. A droite, l’avion bombardier lâche un phénix, peut-être mort. Quant au cowboy, il a perdu sa main gauche dans une guerre précédente. Lorsqu’il aura franchi la ligne, l’équilibre sera rompu.”

Balancing Act (100 x 100 cm)
“Cette oeuvre s’inscrit dans le sujet de l’exposition, l’équilibre du pouvoir, et a de plus un rapport direct avec l’Espagne. Les toréadors sont ici représentés face au taureau. Je suis végétarien, logiquement j’espère que le taureau ne sera pas le plus lésé. Le taureau porte un lapin sur son coeur. Le lapin est pour moi l’image même de l’innocence. Le taureau porte sur son dos les trois signes de ma cicatrice – traumatisme. Il s’agit d’une image que j’utilise pour montrer la tristesse et la douleur dans ma peinture. Les toréadors paraissent innocents voire même heureux. Ils soutiennent le taureau majestueux. L’étoile nous rappelle qu’il y a une inévitable bataille à vivre par rapport au sujet de la tauromachie.”

Top Dog Mad Dog (100 x 100 cm)
“Le terme Top Dog, le chien d’en haut, se réfère aux personnes qui sont au pouvoir. Sur le chien, on reconnaît une ébauche du drapeau américain et le capitalisme est symbolisé à gauche par l’homme-porc.
Le lapin mort représenté à gauche sous les traits d’un ange symbolise les victimes innocentes des politiques et des actions du “chien d’en haut”. L’homme-porc ne le voit même pas. Le petit viking à côté du chien symbolise la conquête et l’impérialisme.
Le chien fou, celui du dessous est probablement la victime du “chien d’en haut”. Pour moi le chien fou est plus innocent, il est symbolisé par les lapins qui vivent dans son coeur et son ventre. Le phénix à l’envers représente la chute, une certaine chute en quelque sorte du capitalisme.”