André Broessel : «Je voulais optimiser la captation de la lumière»

(Article paru dans la lettre de l’écolonomie http://www.pocheco.com/je-ne-suis-rien-mais-avec-ce-rien-je-bousculerai-le-monde-entier)

André Broessel, architecte natif allemand, vit à Barcelone. Il vient d’inventer Rawlemon, des sphères solaires capables de générer de l’énergie. Depuis son atelier du quartier populaire de Poble sec, il a repris le concept de l’effet loupe et a pour but de produire une énergie propre avec une faible empreinte carbone. Interview.

La sphère solaire sur un toit de Barcelone

La lettre de l’écolonomie : Comment vous est venue l’idée de Rawlemon et en quoi consiste-t-elle ?

André Broessel : Il y a trois ans, c’est en observant par hasard les billes de ma fille  que j’ai eu l’idée d’utiliser, des sphères transparentes pour produire de l’énergie d’où notre slogan « The future is not green, it’s transparent ! » (Le futur n’est pas vert, il est transparent). Pour un physicien, la sphère est un peu un taboue car il s’agit de la géométrie la plus parfaite. Etonnamment, elle a été un peu oubliée. En ce qui me concerne, je voulais reproduire le fameux effet loupe, c’est à dire faire converger en un point focal les rayons du soleil et créer une concentration de ces rayons lumineux sur une cellule photovoltaïque. Je me suis dit que ce procédé ne pouvait qu’optimiser la captation de l’énergie solaire et pourquoi pas transformer une énergie diluée (même de faible intensité par temps nuageux ou la lumière de la lune) en énergie concentrée. En passant de la géométrie plane d’un panneau photovoltaïque à une géométrie en trois dimensions de la sphère, ce procédé pourrait en effet étendre la  production d’énergie solaire à l’ensemble de la planète, avec différents usages. Il existe ainsi la possibilité d’installer des petites sphères de 5 centimètres les unes à côté des autres, (à l’image d’un jeu de boules) sur les façades des immeubles. Ce procédé permet de rendre un édifice autosuffisant en énergie tout en laissant passer la lumière. Une sphère allant d’1m à 1m80 de diamètre peut également être installée sur le toit des immeubles. D’ailleurs, plus la sphère est grosse plus elle produit de l’énergie : une sphère de 1m80 peut ainsi recharger une voiture électrique. Mais il existe aussi le chargeur individuel de portable ou de tablettes avec une sphère de 10 et 20cm de diamètre.

André Broessel

Avec Rawlemon, vous avez donc la possibilité de capter la lumière diffuse tout au long de la journée. Concrètement, comment ça marche ?

Les sphères transparentes collectent les rayons lumineux qui convergent sur un collecteur. Ce dernier capte l’énergie en permanence grâce à un système appelé « dual axis tracking system ». En effet, ce collecteur est positionné sur un bras métallique incurvé, fixé sur les deux pôles de la sphère. Pour suivre le mouvement du soleil, le collecteur se déplace verticalement le long de cet arc. Lui-même exerce un mouvement horizontal circulaire autour de la sphère pour suivre la course du soleil. Les cellules photovoltaïques et de mini-générateurs de chaleur convertissent ensuite l’énergie en électricité et en énergie thermique. La concentration de la lumière sur ce principe fonctionne si bien que les sphères Rawlemon opèrent non seulement au  soleil, mais même lorsque le ciel est couvert, ou pendant la nuit : elles recueillent cette lumière et peuvent la transformer en énergie.

Votre invention s’avèrerait donc bien plus efficace qu’un simple panneau solaire. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément pourquoi et sur quelles études et données chiffrées vous-êtes vous basés ?

En effet, la production de l’énergie s’effectue à travers cette cellule photovoltaïque dont le rendement est exponentiel, il pourrait aller jusqu’à 100 fois par rapport à un panneau photovoltaïque de la même taille.

L’explication est en réalité simple : un panneau solaire conventionnel ne capte les meilleurs rayons du soleil que 15 minutes par jour car il est fixe ! Or, la sphère est une surface parfaite puisqu’elle est traversée par les rayons de lumière quelque soit le moment de la journée à l’image d’un œil ou du globe terrestre. C’est ainsi que le dual axis tracking system capte l’énergie en permanence, même la lumière de la lune. Sur un toit d’immeuble ou sur une façade en position verticale, le système a donc un bien meilleur rendement qu’un système photovoltaïque traditionnel.  En ce qui concerne les études prouvant l’efficacité du produit, nous avons déposé le brevet et fait expertiser la technologie Rawlemon en Allemagne au ZSW, « Zentrum für solar energie und wasserstoff Baden-Württemberg » (Centre pour l’énergie solaire et l’hydrogène, Baden-Württemberg). Il s’agit d’un test qui fonctionne avec un jet de lumière de 1000 watts perpendiculaire à un panneau photovoltaïque. De cette lumière projetée, 150 watts ressortent. Avec le système Rawlemon, la cellule photovoltaïque ne mesure que 5mm sur 5mm, et la sphère, 5 cm de diamètre. Et pourtant, il ressort également 150 watts par mètre carré : mais notez bien qu’il s’agit d’un système miniaturisé ! Sur la même surface de panneau photovoltaïque, proportionnellement beaucoup plus d’électricité peut donc être produite, et ce, tout au long de la journée. Ainsi pour résumer, à titre d’exemple : 1m2 de panneau photovoltaïque traditionnel produit 150 watts au meilleur de son rendement, soit la consommation de 5 ampoules de basse consommation. 1m2 de superficie de cellules photovoltaïques de la technologie Rawlemon, produirait  l’énergie équivalente à 500 ampoules basse consommation.

Cela remettrait alors en question le marché du photovoltaïque au niveau mondial ?

En effet, car cette invention permet d’étendre la production d’énergie solaire à tout l’hémisphère nord. Jusqu’alors, le photovoltaïque constituait l’apanage des pays ensoleillés. On ne le dit pas assez mais un panneau photovoltaïque de bonne qualité a en réalité un rendement très faible. Dans le meilleur moment de la journée, son rendement n’est que de 20% pendant environ 15 minutes. Quant à ces 20%, ils peuvent même diminuer si la position du panneau n’est pas optimum (l’angle par exemple).  De plus, un panneau photovoltaïque est opaque, il ne laisse pas passer la lumière, tandis que les sphères transparentes peuvent même aller jusqu’à remplacer des surfaces vitrées et donc produire de l’énergie sur des façades entières d’immeubles.

La grande nouveauté repose aussi sur le fait de pouvoir capter l’énergie solaire même par temps nuageux. La lumière ambiante d’une journée ensoleillée correspond à 1000 watts ; celle d’une journée nuageuse, entre 100 et 300 watts. Or, pour qu’un panneau photovoltaïque commence à produire efficacement de l’énergie, il faut au moins 400 watts de lumière ambiante. La sphère, quant à elle, concentre la lumière et commence à produire de l’énergie à partir de 100 watts. Enfin, la cellule photovoltaïque utilisée par  Rawlemon est plus performante parce qu’elle est constituée en réalité d’un mille feuilles de mini-plaques photovoltaïques de quelques microns d’épaisseurs, on les appelle les « multi junctions cells ». Imaginez alors combien mon invention peut s’avérer révolutionnaire en termes d’autonomie énergétique et d’empowerment citoyen… Notre idée majeure est de rendre accessible au plus grand nombre notre technologie et ainsi contribuer à faire changer les mentalités sur les problèmes de production et gestion de l’énergie.

 

Propos recueillis par Valérie Zoydo

 

 

 

 

 

Beautiful Maladies, from Galleri Ramfjord (Norway)

© Merete Løndal

Like the 1998 Tom Waits album, this exhibit is about beauty in decay, about things or beings that are crumbling or wasting away in sickness. These are dark motifs, but then again, could it be that what we perceive as gloom – conveyed through phenomena such as deterioration, decadence and loneliness – is nothing but the traces of a life lived?

Working in photography, painting and mixed media, the artists selected to represent Galleri Ramfjord at .NO in NYC (in dec. 2011) portray various forms of disintegration – of the human body, mind and surroundings. The thematic and technical range reflects the variety in the artists’ backgrounds, genders and ages, and offers a remarkable snapshot of an alternative Norwegian contemporary art scene. The artists are either self-taught or trained at institutions abroad. To some extent, they represent a counter-culture against the theory-driven contemporary art currently prevailing at many culture venues in the Norwegian capital.

« The artists portray various forms of disintegration – of the human body, mind and surroundings. »

Common to all of these artists is their interest in figurative representation. Both Henrik Uldalen and Morten Tyholt place great emphasis on craft in their oil paintings, but each take a different technical tack: classical realism and trompe l’œil. While Uldalen probes the innate loneliness of humankind, Thyholt explores the relationships between objects and the people who owned and lived with them. Merete Løndal works in egg tempera and oil, creating thick surfaces consisting of several layers of paint. Her style is also figurative, but the subject matter reads as fragmented and partially blurred as color areas merge into one another like reflections in a window pane.

 

« Both artists have political elements in their work, but Søbye is particularly concerned with art’s role as a critical voice. His artistic practice is largely a philosophical contemplation of ethical and moral issues. »

 

The corruption of society in human faces and bodies

Reinhardt Søbye and Trygve Åsheim both use digital images as the point of departure for their narratives, reworking these initial collages with oils or acrylics. Their motifs represent various forms of decay – Åsheim’s deserted industrial landscapes bear witness to the worship of material growth of our present-day world, while Søbye depicts the corruption of society in human faces and bodies. Both artists have political elements in their work, but Søbye is particularly concerned with art’s role as a critical voice. His artistic practice is largely a philosophical contemplation of ethical and moral issues.

The photographic work on display is created by Ole Marius Jørgensen, Marie Kristiansen and Anja Niemi. Kristiansen references fashion photography and its decadent depictions of the female body. Jørgensen’s images were shot in a closed-down mental hospital, and the institution’s dilapidated, but untouched interiors become an unnerving remainder of what occurred in the building through the ages. Niemi captures a different kind of human decomposition – she calls into question the photographer’s presence by portraying herself as a transparent figure. To Niemi, the photograph’s absolute particuliarity holds special importance, and her motifs are always representations of random moments in time.

More information:

GALLERI RAMFJORD
www.galleriramfjord.no

Galleri Ramfjord is a contemporary fine art gallery established in 1998.
Elisabeth Ramfjord originally wanted to create a space for young artists. Since 1998, the Gallery has grown to include more established artists, a webshop, and the premises now cover 400 square meters on St. Hanshaugen in Oslo, Norway.
The gallery is dedicated to promote Scandinavian artists, providing original art works from approximately twenty artists in painting, sculpture and photography.
Artists: Ole Marius Jørgensen, Marie Kristiansen, Merete Løndal, Anja Niemi, Reinhardt Søbye, Morten Thyholt, Henrik Uldalen (bildet) & Trygve Åsheim

« Je voyage à travers la peau des autres »

Joana Catot fait du tatouage un art itinérant

« Le tatoueur doit être vulgaire, son aspect louche et sa physionomie inquiétante ».
Voilà un cliché qui a la peau dure. Et c’est Bruno, le maître tatoueur le plus reconnu de France, qui s’en amuse dans son livre Tatoues, qui êtes-vous ? Pour pénétrer dans le studio de la tatoueuse barcelonaise Joana Catot, il faut se rendre à Gracia, quartier nord de Barcelone en pleine gentrification. Au lieu de descendre dans un studio mal aéré et sans hygiène, on monte les escaliers d’un immeuble un brin bourgeois. Une femme aux traits radieux et au sourire grand comme une banane ouvre la porte. En refermant, on laisse derrière-nous toutes nos idées reçus sur l’identité du tatoueur. Elles n’ont pas cours ici.

L’art de dessiner sur la peau
Pour la quarantenaire catalane, le tatouage n’a rien d’une évidence. Au début. Car c’est plutôt le chemin de la couture qu’elle prenait quand, à 26 ans, elle avait déjà deux gosses et un avenir tout tracé dans un petit village de l’arrière-pays catalan. Mais à force de la voir dessiner, une amie lui conseille de s’inscrire à des cours. Elle a 26 ans. Ecole des arts appliqués de Vic, puis école de design et art Eina de Barcelone. Joana devient designer graphique, s’éclate dans une profession qui lui permet de bien gagner sa vie tout en conservant une touche artistique. « Au final, j’ai étudié 10 ans et j’ai acquis une solide formation en arts plastiques et en design », résume-t-elle.

Apprentie artiste, elle a dessiné et peint sur de nombreux supports, mais jamais sur un support vivant et mouvant. « Un jour j’ai vu un tatoueur dessiner sur la peau de quelqu’un. Ce n’est pas immédiatement le travail qui m’a intéressé mais plutôt l’idée de peindre non pas une toile, mais la peau, qui est mouvante, qui vieillit, qui ne peut ni s’acheter ni se vendre, qui ne peut pas s’exposer dans un musée… ça m’a paru fascinant ! C’est là que je me suis dit que je voulais sentir ce qu’il se passe quand on peint un corps humain, qu’on ne peut pas l’effacer et qui se marque dans la douleur. »

« Le tatouage est un art parce qu’il crée »

Cette artiste de formation voit-elle le tatouage comme une forme de création artistique ? « Qu’est-ce que l’art ? Je l’ignore. Mais l’autre jour dans le métro j’ai vu une personne avec un tatouage très vieux et très moche. Ça m’a révulsée ou … intéressée. Je pensais que l’art est beaucoup plus dans ce qui me touche et m’émeut que dans ce que je trouve joli. » Pour l’artiste tatoueur Mariano Castiglioni, « Il est difficile d’expliquer ce qui est art et ce qui ne l’est pas, mais le tatouage est un art parce qu’il crée. Souvent, c’est une idée partagée avec le tatoué qui se créée. » Reste que pour Joana, seuls certaines perles parviennent à atteindre un niveau artistique : « Je suis une très bonne tatoueuse, une très bonne designer graphique, mais je ne suis pas une artiste. Par contre, il y a des tatoueurs avant-gardistes en Europe centrale qui sont bien en avance sur mon travail. Ils font des choses hallucinantes ! »

Autodidacte dans un univers sous testostérone
Si Joana Catot accueille aujourd’hui ses client(e)s dans un studio débordant de livres spécialisés récoltés au cours de ses pérégrinations, c’est après avoir cherché par tous les moyens à apprendre cette technique pour laquelle à l’époque, il n’existait ni diplôme ni formation reconnue (aujourd’hui, le gouvernement catalan oblige les tatoueurs à suivre un cours d’hygiène sanitaire et il existe également un diplôme depuis septembre à Barcelone). « Ça a été très difficile de trouver quelqu’un qui veuille bien m’enseigner à tatouer, parce que c’est un monde très fermé. J’ai finalement trouvé quelqu’un qui a bien voulu me l’enseigner, mal, mais c’est à partir de là que j’ai commencé à tatouer dans mon village. Ma chance, c’est qu’à l’époque les tatouages étaient petits, et comme je ne savais pas bien tatouer, ça me convenait. A mesure que les tatouages ont pris de l’ampleur, moi aussi j’ai pris de l’expérience. »

« Barcelone, une oasis de studios de tatoueurs et de tatoués en tout genre. Inutile d’essayer d’y marcher dix minutes sans croiser une épaule ou un avant-bras tatoué. »

Puis la rupture personnelle vient tout accélérer : « Je tatouais de plus en plus dans mon village. Puis j’ai divorcé et je suis venu m’installer à Barcelone. Là, le tatouage est devenu omniprésent pour moi. » Barcelone, une oasis de studios de tatoueurs et de tatoués en tout genre. Inutile d’essayer d’y marcher dix minutes sans croiser une épaule ou un avant-bras tatoué. Joana travaille dur dans un atelier très populaire dans le quartier du Raval. Après cette expérience, elle est mûre pour s’y dédier à 100%.

Anthropologie itinérante du tatouage
Mais quelque chose manque. Tout cela est trop mécanique, pas assez créatif. « Probablement du fait de mon héritage des Beaux-Arts et de l’histoire de l’art, j’ai commencé à me demander ce qu’était vraiment le tatouage. D’où vient-il, que sent-on, ce qu’en pensent les gens. » Le hic, c’est que, bien qu’elle adorerait rencontrer des gens pour en débattre, « dans ce pays il n’y en a pas. »
Internet devient alors une véritable mine d’or pour assouvir son besoin d’en savoir plus sur les différents visages de cette pratique vieille comme le monde. Peu à peu, la source se tarie face à la soif de savoir de la tatoueuse : « Sur Internet, je trouvais beaucoup de récits, mais il y a beaucoup de copier-coller, tu te rends compte que sur les 100 articles qui parlent d’un lieu, une seule personne s’y est vraiment rendue. »

« Tous les peuples du monde sont tatoués »

Reste une solution, celle d’un nouveau départ : « J’étais très intéressée par Hainan, une île au sud de la Chine. Sur Internet, certains disaient que oui, d’autres que c’était fini, et d’autres encore qu’à Hainan, seules les femmes continuaient à se tatouer. Eh bien j’y suis allée ! L’expérience a été tellement bonne que j’ai décidé de voyager dans toutes les parties du monde pour voir si on se tatouait, comment, si la pratique disparaissait ou au contraire y retrouvait une nouvelle jeunesse ».

Comme elle, le tatouage semble ne jamais s’avouer vaincu. Entré dans le dictionnaire français à la moitié du XVIIIème siècle avec les récits de voyageurs dans les îles du Pacifique ou en Afrique, il est aussi vieux que le monde et plus diffus que le football : « Ce qui me paraît fascinant, c’est que tous les peuples du monde sont tatoués, des Inuits aux Africains, dont les scarifications sont pour nous des tatouages, aux Indiens d’Amérique, en passant par les Russes … tout le monde ! » Myanmar, Bénin, Californie, Hainan, Algérie, ses destinations sont aussi éculées que diverses, mais ont toutes pour point commun la quête d’autres pratiques de tatouage. « Je voyage à travers la peau des autres », sourit-elle.

« Je voyage à travers la peau des autres », sourit Joana Catot

Au retour, les anecdotes et les découvertes sont si nombreuses qu’elle se met à les partager au cours de conférences, de la Catalogne à l’Argentine. « Ma dernière destination a été le Cameroun, où je suis me suis rendue avec l’anthropologue Joan Riera. Nous avons été à la rencontre d’un peuple pygmée, les Baka, et nous avons eu la chance d’assister à une cérémonie d’initiation où on affinait les dents de jeunes adolescents. Nous avons aussi observé une séquence de scarification de jeunes filles. Mais c’était de petits tatouages. »

Les femmes, dernières gardiennes du tatouage
Pourquoi Joana a-t-elle emprunté les routes si peu courues qui mènent aux différentes cultures du tatouage du monde entier ? Difficile à dire, tant tout pour elle est accompagné des superlatifs « brutal » ou « fascinant ». Mais un détail retient l’attention. Seule femme tatoueuse de son âge en Espagne, autrement dit pionnière de la féminisation de cette pratique en Europe, elle découvre une réalité inverse au cours de ses voyages : dans des cultures où le tatouage est en perte de vitesse, ce sont les femmes qui continuent de le porter. « Les hommes sont les premiers à avoir des contacts avec le monde moderne. Les habitants de l’île de Hainan doivent aller vendre sur les marchés et leurs peintures corporelles sont la risée des Chinois. Les Machis de l’Amazonie au Brésil retirent leurs piercings quand ils vont travailler en ville. Pendant ce temps, les femmes restent dans la communauté. A Hainan, il ne reste presque plus de tatouées. » De quoi rasséréner, et lui donner envie de devenir la voix de ces femmes et leurs pratiques culturelles qui tombent en désuétude.

Le tatouage n’est pas une mode, mais il est à la mode
Rien à voir avec les pays occidentaux où ce que l’on considérait encore comme un passe-temps de taulard au temps de Bruno devient une preuve de goût chez les nouvelles générations. « Le tatouage est à la mode mais ce n’est pas une mode », nuance Joana, satisfaite : « C’est bien que le tatouage ne soit pas qu’une curiosité car c’est beaucoup plus profond que ça : c’est autant une manière d’être, d’expliquer, de revendiquer quelque chose que tu as besoin de démontrer, de montrer, de souffrir… Sans ce mouvement, beaucoup de travaux ne seraient pas acceptés et nous n’aurions pas non plus un matériel de cette qualité. »

Pour le psychologue et psychanalyste Serge Tisseron, « le tatouage a toujours été utilisé. La différence aujourd’hui, c’est qu’il se montre. Nous visons une période où les gens cherchent à affirmer leur originalité. » Un autre aspect positif tient à cœur à Joana. La mode en Occident semble avoir ravivé la flamme de certaines communautés qui avaient abandonné le tatouage : « Les Indiens Yurok de Californie que j’ai rencontré il y a quatre ans ne se tatouaient plus depuis 50 ans et, soudain, un groupe de 12 femmes a recommencé. »

Emmanuel Haddad

Le site de Joana Catot :
http://joanacatot.com/

Que reste-t-il des utopies  ?

crédit : Andrés Arias Fuentes

Lorsque l’Occident découvre le “Nouveau Monde”, il entrevoit la possibilité d’y construire des cités idéales. Que reste-t-il de ces villages-hôpitaux construits dans la province de Michoacán, au Mexique au XVIe siècle et inspirés de l’utopie de Thomas More ?  Rézo vous emmène sur ces terres oubliées. Reportage.

Cinq cent ans se sont écoulés depuis la création de ces villages utopiques imaginés par les humanistes occidentaux… En revenant sur ces terres d’Amérique latine, jadis appelée le Nouveau Monde par l’Europe, le fossé parait grand avec la vision de l’actuel Occident. Quel est l’héritage légué par ces utopies de la renaissance, tant dans leurs organisations sociales, que dans leur architecture et leurs coutumes ? Quel apprentissage pouvons-nous en tirer ?

Angahuán, Cocucho, Tzintzuntzán… Au vu de la situation géographique de ces villages, très peu d’étrangers foulent ces terres situées dans une grande vallée volcanique (appelée meseta Purépecha). Ce qui permet aujourd´hui de pouvoir apprécier leur héritage. Leur isolement les a déconnectés de l’évolution de la société post-industrielle.

Les photos sont des regards simples qui, en se servant de la réalité immédiate composent une scène dotée d’une esthétique, mêlant des couleurs, des textures et des espaces que ces peuples sont capables de continuer de produire et de conserver. Les photos ont été prises durant les célébrations de l’Ascension de la Vierge : ce sont des temps de fête, de communion sociale, où les gens habillés pour l’occasion, sortent dans les rues pour l’un des jours les plus importants de leur calendrier.

Mais pour comprendre le fonctionnement de ce peuple, simple, sans histoires et qui semble vivre hors du temps, il est important d’en comprendre ses origines utopiques.

L’utopie de Thomas More en Amérique latine

C’est en 1516 que le mot utopie est créé par Thomas More avec la publication de son livre Utopia (du grec : lieu meilleur et/ou pas de lieu). Se servant des nouvelles possibilités techniques et des idées humanistes du début de la Renaissance, il décrit dans son livre la ville idéale tant du point de vue politique, social qu’au niveau de l’organisation du travail. Ces idées-là ne peuvent trouver leur application ni à Florence, ni dans les autres villes européennes.

Celles-ci ont déjà une structure politique et une forme urbaine établies depuis des siècles… Elles se concrétisent alors dans le fertile terrain de la nouvelle culture métisse qui se forme dans l’actuelle Amérique Latine. Là-bas, pratiquement toutes les villes nouvellement fondées ont un tracé urbain de la Renaissance (voir carte page 32). En revanche, peu d’entre elles appliqueront les idées politiques et sociales… En effet, les petits villages de cette série de photos font partie des rares villes utopiques restées intactes depuis cette période.

L’humanisme de l’espagnol Vasco de Quiroga

Si les idées de More ont pu prendre vie en Amérique Latine, c’est entre autres grâce à un personnage de l’élite humaniste espagnole du XVIe siècle, Vasco de Quiroga. Formé à l’université de Valladolid, juriste de la cour royale d´Espagne, à Oran, dans le nord de l’Afrique, il est envoyé par Charles Quint au Mexique pour entreprendre un voyage d’études et d’inspections dans le Michoacán. Il y découvre la façon inhumaine dont les populations indiennes sont traitées par les Conquistadors.

A titre d’exemple, un esclave indien vaut moins cher qu’un chien. A partir de 1531, il commence à préconiser à la juridiction chargée des colonies la protection des Indiens des abus, tortures et autres mises en esclavage en les réunissant dans des villages où leur vie serait réglée par le travail et un bon ordre politique inspiré par la philosophie de Thomas More. En 1535, il écrivit “Información en derecho”, une information juridique en faveur des indigènes.

Les premiers villages-hôpitaux

Nommé en 1538 1er évêque de la région, Vasco de Quiroga peut inscrire ses idées de nouvelle société dans la réalité. Il fonde avec ses propres fonds le premier village utopique, situé à Santa Fé (aujourd’hui il s’agit du principal district des bureaux de la ville de Mexico). Puis, le second près de la capitale du Michoacán (à l’ouest de Mexico) quelques années plus tard. Ces villages hôpitaux, ainsi appelés, sont structurés autour d’une Chapelle-hôpital appelée Guatápera.

En plus de leurs fonctions respectives, les Chapelles-hôpitaux sont des endroits d’accueil pour les orphelins, les centres d’éducation et le pouvoir. “Ce ne seront pas les grandes agglomérations qu’il avait d’abord proposées, mais la base reste le groupe restreint de familles et l’administration repose sur un système familial et électif. D’autre part, la communauté des biens, la journée de travail de six heures, la distribution des fruits du travail commun selon le besoin de chacun, le refus du luxe et l’abandon des professions inutiles constitueront les vraies règles de la vie de ces villages hôpitaux”, écrit Christian Rudel, dans son ouvrage Le Mexique.

D’hier à aujourd’hui : le maintien du lien social

Encore aujourd’hui, beaucoup de ces chapelles sont utilisées pour des offices religieux mais également pour la population comme des lieux de réunion sociale. Quant à la variété de métiers que les différents peuples de la communauté Purépecha ont appris, elle est aussi restée intacte.

Dans un contexte de mondialisation, d’uniformisation d’une culture de masse, la préservation de ces acquis et de cette identité culturelle Purépecha donne matière à réfléchir sur l’importance du lien social, des rituels et de l’organisation sociale du travail au sein d’une communauté. D’ailleurs, la tendance aujourd’hui est au retour à la communauté, à l’esprit de village et à la culture de proximité, en témoigne l’émergence des “villes en transition”, autosuffisantes et écologiques, à l’image de la ville de Totnes, en Angleterre. Et si les villes-utopies restent par définition des cas isolés, ou difficiles à mettre en place, préservons-les, car elles donnent de l’espoir : sans l’horizon d’un idéal, les combats sociaux n’ont pas d’âme.

ANDRÉS ARIAS FUENTES AVEC VALÉRIE ZOYDO