Adoption d’enfants volés : 50 ans d’une pratique secrète

Le premier cas d’enfants volés prouvé grâce à un test ADN, ouvre une page historique douloureuse et secrète. Des années 1940 aux années 1990, 300 000 adoptions irrégulières et vols d’enfants pourraient avoir eu lieu en Espagne. Reportage.

Jamais elle n’a cru les médecins qui lui ont affirmé la mort de son nouveau-né. Et cela fait 40 ans qu’elle s’acharne à trouver la vérité. Le couperet est finalement tombé à Barcelone le 19 février dernier. Cette mère vient de retrouver son enfant, né dans les années 70, grâce à un test ADN. En réalité, à l’époque, la pe­tite fille faisait partie de ces nombreux cas d’enfants volés et illégalement adoptés. C’est le premier cas de retrouvailles et il est certain qu’il ne sera pas le dernier.

En effet, le mercredi 16 février, le ministre de la Justice espa­gnol Francisco Caamaño s’est engagé à créer un programme pour que les familles des en­fants adoptés illégalement des années 1940 aux années 1990 puissent faire des tests ADN et faciliter ainsi l’enquête dont s’emparent aujourd’hui les juges et procureurs de tout le pays. Toute l’Es­pagne a les yeux tournés vers “l’affaire des enfants volés”… Après trente années d’un silence de pierre.

300 PLAINTES DE VICTIMES

Ainsi, le 27 janvier 2011, l’avocat Enrique Vila Torres a déposé au nom de l’Association nationale des victimes des adoptions illégales (Anadir) 300 plaintes de victimes d’une “mafia organisée pour séquestrer et vendre des enfants de l’hôpital ou de la clinique jusqu’à l’acheteur” devant le parquet général de l’Etat. Trois cents plaintes nourries de preuves flagrantes. Actes de naissances falsifiés, tests ADN révélant l’absence de liens biologiques avec leurs parents supposés, confessions de ces derniers, présentation d’actes de décès des en­fants volés prouvant la volonté de nier leur véritable identité civile…

Des preuves qui révèlent l’existence depuis les an­nées 1940 d’un trafic d’enfants volés en Espagne. Si le quartier général se situait à la Clinique San Ramón à Madrid, des centres hospitaliers de tout le pays sont soupçonnés d’avoir participé. A San Ramón, la tête pensante en était le docteur Vela et sa main droite, une assistante sociale. Cette nonne se chargeait de rapporter aux mères volées que leur enfant n’avait pas survécu à l’accouchement ou qu’ils avaient été victimes de malformations. En bout de chaîne, les parents adoptifs recueillaient l’enfant contre une certaine somme d’argent (les témoignages évoquent des tarifs entre 200 000 et 300 000 pesetas, soient entre 1500 et 2000 euros). Tout le monde était gagnant, au détriment de la mère spoliée et des enfants détournés.

“300 000 ADOPTIONS IRRÉGULIÈRES”

Plus qu’un fait divers à grande ampleur, ce trafic est le plus grand scandale auquel soit confrontée l’Es­pagne contemporaine. S’il a débuté pour des mo­tifs idéologiques -à l’heure où le psychiatre officiel de l’armée franquiste Antonio Vallejo Najera voulait “extirper le gène marxiste” en volant les enfants des mères républicaines- il s’est prolongé bien après la chute du dictateur Franco selon l’association Ana­dir qui recueille des témoignages d’enfants volés. L’idéologie a cédé la place au profit pur, sur le dos des familles les plus démunies.

C’est ainsi que depuis presque trois ans, Antonio Barroso, le fondateur d’Anadir, accueille à Barce­lone des personnes qui doutent de leur origine et pensent avoir été adoptées d’une manière crapuleuse. Jeudi 27 janvier, le passé historique de l’Espagne a ressurgi dans ce qu’il a de plus nauséabond devant le parquet général de l’Etat. Mais surtout, il questionne l’identité intime d’un grand nombre d’Espagnols, qu’ils soient victimes ou complices : Enrique Vila Torres a révélé au quo­tidien français Le Monde que “300 000 adoptions irrégulières et vols d’enfants pourraient avoir eu lieu en Espagne entre les années 1940 et 1990”.

JUSQU’À STRASBOURG S’IL LE FAUT

A l’heure actuelle, l’issue du procès collectif est incertaine. Y aura-t-il prescription ou les autorités le jugeront-elles comme un crime contre l’humanité, donc imprescriptible ? L’avocat Vila Torres entend faire peser la notion de responsabilité patrimoniale de l’Etat dans le cas des hôpitaux publics, ce qui permettrait aux victimes de faire valoir les dom­mages moraux qu’ils ont subis.

Dans le même temps, Antonio Barroso se dit prêt à aller jusqu’à Strasbourg, devant la Cour euro­péenne des Droits de l’Homme, si la parole des victimes d’Anadir n’est pas entendue en Espagne. Dans le même temps, le risque de la concurrence des associations des victimes pointe son nez. D’un côté, Anadir refuse de ranger sa plainte dans la catégorie “croisade anti-franquiste”. De l’autre, le groupe des victimes des cliniques de toute l’Es­pagne n’hésite pas à jouer la carte politique et à situer sa dénonciation dans le contexte des dérives du ré­gime franquiste.

Une chose est sûre, la colère et l’incompréhension des enfants adoptés et des mères à qui on a volé l’enfant remettent en cause les efforts de récon­ciliation nationale engagés par la loi de 2007 sur la Mémoire Historique. Cette loi vise justement à reconnaître et à étendre les droits des victimes du franquisme. Or la tâche législative s’avère ardue, à l’instar du juge Garzón, suspendu de la magis­trature alors qu’il enquêtait sur les crimes du fran­quisme.

Parmi eux, le plus célèbre des juges espagnols évoquait “la soustraction systématique présumée d’enfants de prisonnières républicaines”. Pour­quoi, alors, le trafic présumé des enfants volés, n’a pas été placé au coeur du travail de justice et de mémoire ? Ce trafic avait été pourtant révélé pour la première fois par des journalistes de la revue Interviú en 1980… La tactique d’Anadir est en tout cas d’éviter de se référer au franquisme, par précaution, mais aussi parce que le trafic d’enfants volés s’est poursuivi bien après la fin de la dicta­ture. L’heure du grand procès historique n’a donc pas encore sonné en Espagne… La question est maintenant de savoir si les victimes de ce scandale pourront au moins se réconcilier avec leur identité. EMMANUEL HADDAD

En Argentine comme en Espagne, les voleurs d’enfants sur le banc des accusés
Il y a comme un écho entre l’Espagne et l’Argentine. Lundi 28 février s’est ouvert un procès historique sur le vol des bébés comme “plan systématique” de la dictature qui a étouffé le pays de 1976 à 1983. Sur le banc des accusés, les deux dictateurs Jorge Videla, 85 ans, et Reynaldo Bignone, 83 ans, et six autres mi­litaires. La lutte de l’association argentine de las “Madres de la Plaza de Mayo” a permis de recueillir des voix contre le trafic d’enfants. Mais surtout, chaque jeudi depuis le 30 avril 1977, les mères répètent le même rituel : une marche silencieuse autour de la Plaza de Mayo, la place du palais présidentiel à Buenos Aires, pour réclamer le retour de leurs enfants vivants.
Cinq cents bébés ont été volés à leurs parents et adoptés par des militaires en Argentine. Contrairement à l’Espagne où le trafic s’est poursuivi après la dicta­ture de Franco, le procès argentin jugera les dirigeants d’un régime à la période délimitée. Une centaine d’enfants volés ont pu retrouver leur vraie identité. Parmi eux, Victoria Donda, 34 ans, est aujourd’hui député et auteure de Moi, Victoria, enfant volée de la dictature