Soupçonnée d’implication dans la tentative d’assassinat de l’ambassadeur saoudien aux Etats-Unis en octobre dernier, cette unité d’élite est considérée comme le fer de lance de la « mollahcratie » de Téhéran. Sa mission ? Préserver et promouvoir les acquis de la révolution islamique. En toutes circonstances.
Presque dix ans avant de chasser du pouvoir le chah Mohammad Reza Pahlavi et de brandir, triomphant, l’oriflamme de la révolution islamique, l’ayatollah Khomeyni avait déjà esquissé à grands traits les contours de sa pensée politique. Dans un ouvrage paru en 1970 et intitulé Le Gouvernement islamique, sorte de « petit livre vert » longtemps classé parmi les publications interdites en Iran, le futur maître du pays y exposait sans détour sa vision d’un système « idéal ». Un système fondé, selon lui, sur la prééminence absolue du pouvoir religieux sur le champ politique – doctrine plus connue sous le nom de velayat-e faqih (littéralement « gouvernorat du juriste-théologien »). Jugée « anachronique », y compris dans les rangs supposés fidèles du clergé chiite, cette idée, pensait-on alors, aurait tôt fait d’être reléguée aux oubliettes de l’histoire.
En février 1979, pourtant, quelques jours seulement après avoir pris avec autorité les rênes du pays, l’ancien exilé de Neauphle-le-Château, près de Paris, jetait les premières bases de son ambitieux projet. Parallèlement, un noyau dur chargé d’assurer la protection du nouveau régime était créé : l’embryon des futurs pasdarans, les Gardiens de la révolution. Un corps redoutable destiné, selon les termes gravés dans le marbre de la Constitution, à « répandre la jurisprudence de la loi de Dieu partout dans le monde ». Déjà à l’époque sourdait en filigrane l’ardente volonté de faire du khomeynisme un exemple, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. La force Al-Qods, fondée deux ans après la fin de la guerre contre l’Irak (1980-1988), en sera l’instrument privilégié. Son nom, d’ailleurs, s’inscrit dans cette perspective : « Al Quds », en arabe, désigne Jérusalem. Tout un symbole…
Emanation directe des Gardiens de la révolution, dont elle représente la frange la plus aguerrie, cette force clandestine est placée, à sa création, sous la coupe d’Ahmad Vahidi. Le choix du successeur de Khomeyni, Ali Khamenei, aujourd’hui Guide suprême et véritable dirigeant de l’Iran, n’a rien de fortuit. L’homme, commandant du renseignement militaire des pasdarans, est le mieux placé pour « exporter la révolution » et faire face à toute menace potentielle envers les intérêts nationaux. Dans le sillage de ce militaire d’expérience, loué par les mollahs pour ses « états de service » au Liban dans les années 1980 – participation à la fondation du mouvement chiite Hezbollah en 1982 en réaction à l’invasion israélienne, implication directe dans l’attentat contre le QG des marines à Beyrouth en octobre 1983 –, la force Al-Qods s’acquitte de sa mission avec autant de zèle que d’efficacité.
CRIMES ET CHÂTIMENTS
Aux côtés de l’impitoyable Vevak, le ministère du renseignement et de la sécurité nationale qui a pris en 1979 la relève de la Savak (police secrète du chah), elle mène la chasse aux ennemis de la République islamique, où qu’ils se trouvent. Cette traque se focalise en priorité sur l’Organisation des moudjahidines du peuple d’Iran, principale force d’opposition intérieure, et sa vitrine politique, le Conseil national de la résistance iranienne. Ceux qui refusent de se soumettre aux oukases du régime sont froidement abattus. En Turquie, en Irak, au Pakistan, mais aussi en Europe. Dernier premier ministre de la monarchie, Chapour Bakhtiar sera ainsi poignardé puis égorgé à l’arme blanche à son domicile de Suresnes, dans la banlieue parisienne, un après-midi d’août 1991…
Dans le même temps, la mission de la force Al-Qods s’étoffe, avec l’appui complice mais discret des plus hautes autorités de l’Etat. Consolidation des liens socio-économiques avec la diaspora chiite, collecte du renseignement, déstabilisation de gouvernements considérés comme hostiles, formation et financement de mouvements islamiques révolutionnaires étrangers : la garde prétorienne du pouvoir s’active simultanément sur plusieurs fronts, grâce à un vaste réseau d’agents opérationnels recrutés parmi les soldats les plus émérites et les commandos d’élite.
De l’élimination ciblée de personnalités dissidentes à l’organisation et à la perpétration d’attentats coordonnés à l’étranger, la frontière est ténue. Et elle est facilement franchie. Le 18 juillet 1994 au matin, une explosion éventre le centre communautaire juif AMIA de Buenos Aires, la capitale argentine. L’attaque à la voiture piégée n’est pas sans rappeler celle survenue deux ans plus tôt, le 17 mars 1992, devant l’ambassade d’Israël (29 morts). Excepté que le bilan est beaucoup plus lourd : 85 personnes sont tuées ; plus de 200 autres, blessées. Dix-sept ans après les faits, l’enquête n’a toujours pas livré ses conclusions. Cependant, pour la justice argentine, le coupable a un nom, l’Iran, et un visage, celui d’Ahmad Vahidi, d’ailleurs visé par une notice rouge (avis de recherche en vue d’extradition) d’Interpol depuis novembre 2007, à la demande de Buenos Aires.
En dépit des dénégations vigoureuses de Téhéran, la piste iranienne paraît d’autant plus plausible qu’en 1991 Mohsen Rezaï, alors commandant en chef des pasdarans – il le restera jusqu’en 1997 –, avait lancé, dans un avertissement aussi prémonitoire que funeste : « Un jour, les étincelles de la colère et de la haine des musulmans brûleront à Washington, et ce sera aux Etats-Unis d’en assumer les conséquences (…). Un jour viendra où nulle part au monde les juifs ne trouveront d’endroit où se réfugier, à l’instar de Salman Rushdie [écrivain britannique dont le roman Les Versets sataniques, jugé blasphématoire à l’égard de l’islam, lui valut d’être condamné à mort par une fatwa de Khomeyni en 1989] ».
UNE LOYAUTÉ INFAILLIBLE
Si la force Al-Qods tient son rôle de sentinelle armée avec une rigueur jamais prise en défaut, exploitant, au gré des circonstances, les canaux et ressorts du terrorisme international, sa loyauté envers les caciques du régime ne s’arrête pas là. Puissant relais idéologique, elle défend aussi sans sourciller les causes « utiles » désignées comme telles par le pouvoir chiite. Par le passé, elle a, entre autres, soutenu l’Alliance du Nord de Massoud face aux Soviétiques « athées » en Afghanistan ou les Bosniaques (musulmans) contre les Serbes pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995. Mais c’est au Proche-Orient, vaste pandémonium ouvert à tous les vents, que son interventionnisme est historiquement le plus prégnant.
Ainsi, le Liban a constitué, pendant longtemps, un théâtre d’opérations privilégié. Par l’entremise du Hezbollah, façonné à leur main à coups de conseils stratégiques, de livraisons clandestines d’armes et de généreux subsides, les dignitaires iraniens caressaient l’espoir d’installer à Beyrouth une théocratie sœur. Plus de trois mille combattants du « Parti de Dieu » auraient été formés à cette fin dans les camps d’entraînement de la plaine orientale de la Beqaa, ainsi que sur le sol iranien. Sous la tutelle resserrée de la force Al-Qods.
Aujourd’hui, dans la mesure où il est dominé par un gouvernement favorable au Hezbollah, le pays du Cèdre représente un intérêt moindre aux yeux de l’Iran, qui préfère, de loin, se focaliser sur l’Irak. En quelques années, la force Al-Qods est parvenue à noyauter tous les centres du pouvoir, n’hésitant pas, pour ce faire, à flatter la sensibilité chiite de ses interlocuteurs. Son influence touche également la Syrie de Bachar Al-Assad, proche allié stratégique, mais aussi les territoires palestiniens de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, où elle s’applique à promouvoir les intérêts du Hamas et du Djihad islamique – dont l’aile armée, par effet miroir, porte le nom de « brigades Al-Qods » – aux dépens du Fatah de Mahmoud Abbas, jugé trop conciliant envers l’ennemi israélien.
Où s’arrête donc le périmètre d’action de la force Al-Qods ? Difficile de le dire, car ses ordres de mission sont à géométrie variable. Preuve en est, elle approvisionne aussi régulièrement en armes les talibans pro-iraniens qui luttent en Afghanistan contre les forces de la coalition internationale, et cela depuis au moins 2006. Plus de vingt ans après sa fondation, cette armée de l’ombre, dépendante du ministère de la défense, exhale toujours un parfum de mystère. A l’image de son chef, le général Qassem Suleimani, personnage madré décrit par ceux qui l’ont approché comme « un intrigant remarquablement doué ». Ses effectifs ? La fourchette la plus probable oscille entre 3000 et 5000 hommes. Son budget ? Les parlementaires iraniens eux-mêmes seraient bien en peine de le chiffrer. Et pour cause : il n’apparaîtrait même pas dans le budget national. Une culture du secret qui a aussi son avantage. A l’heure où l’Iran voit son étoile pâlir sur la scène régionale et où le pays, une fois de plus, est dans la ligne de mire de la communauté internationale en raison de son programme nucléaire, le régime compte plus que jamais sur la force Al-Qods pour jouer les garde-fous.
Aymeric Janier