Le réseau Haqqani : acteur régional, ambitions mondiales

crédit : Juliana Peña

 

Protecteur d’Al-Qaïda, ce mouvement taliban autonome est considéré comme l’un des plus actifs en Afghanistan et dans les zones tribales pakistanaises. Mais son projet va plus loin :  promouvoir le djihad à l’échelle mondiale. Avec, en ligne de mire, un ennemi : les Etats-Unis.

Des tréfonds obscurs du djihadisme post-11-Septembre,  devenu l’épouvantail des services de renseignement internationaux, émerge invariablement le même nom :  celui d’Al-Qaïda. Comme si, encore aujourd’hui, la nébuleuse islamiste portée sur les fonts baptismaux par feu Oussama Ben Laden en août 1988 incarnait l’alpha et l’oméga du terrorisme planétaire. Si la menace qu’elle représente est toujours réelle, elle n’est cependant pas isolée. En Afghanistan, les Américains nourrissent ainsi depuis plusieurs années de sérieuses craintes vis-à-vis d’un autre acteur aux contours certes tout aussi flous, mais dont le pouvoir de nuisance pourrait à terme se révéler supérieur. Son nom ? Le réseau Haqqani.  Cette vaste faction talibane autonome, dont l’originalité réside dans sa structure hiérarchique et familiale, naît vers le milieu des années 1970, bien avant l’acte de naissance officiel d’Al-Qaïda. Jalaluddin Haqqani en est à la fois l’inspirateur, le guide et la figure tutélaire. Implanté dans les provinces de Khost, Paktia et Paktika –une zone du Sud-Est afghan baptisée Loya Paktia–, le réseau opère plus largement de part et d’autre de la ligne Durand, frontière poreuse avec le Pakistan établie en 1893 et le long de laquelle s’étalent les zones tribales du Waziristan. Profitant très tôt de cette assise géographique singulière, mais aussi de multiples solidarités régionales qu’il cultivera au gré des circonstances, Jalaluddin Haqqani se fait un nom au début des années 1970. Ses premiers appels à la guerre sainte sont lancés en 1973 contre le régime de Mohammed Daoud Khan, accusé d’être l’instigateur d’une république autoritaire qui ne laisse aucune place à l’opposition, en particulier islamiste. Les soutiens se multiplient jusque dans le golfe Persique, laissant déjà entrevoir la future portée du réseau au-delà des frontières afghanes.  Même les redoutables services de renseignement militaires pakistanais de l’ISI succombent bientôt à ses sirènes, convaincus qu’il peut être un allié utile pour faire pièce aux ambitions de l’Inde dans le pays. Islamabad craint en effet qu’en parvenant à asseoir son autorité à Kaboul, au détriment de la sienne, son ennemi regional ne fasse peser sur elle une double menace –sur son flanc Ouest, comme sur son flanc Est. Or, cette perspective “d’encerclement” lui est insupportable.

Jalaluddin Haqqani, un homme d’influence

Au cours des années 1980, le réseau s’internationalise. A la faveur de la guerre que l’URSS a déclenchée fin décembre 1979 en Afghanistan pour installer au pouvoir Babrak Karmal, homme de confiance de Moscou, des liens privilégiés sont tissés avec des volontaires de tous horizons : Afghans et Pakistanais, bien sûr, mais aussi Saoudiens, Cachemiris et même Indonésiens. Loin d’être ostracisé par les Etats-Unis, Jalaluddin Haqqani, devenu entre-temps l’un des fers de lance de l’ISI, est ardemment soutenu dans son combat. Ce soutien américain, surprenant de prime abord, s’inscrit dans le cadre des intérêts bien compris de la guerre froide : lutter pied à pied contre le communisme, fût-ce au prix d’alliances parfois contre nature. A ce moment-là, personne ne s’étonne ni ne s’alarme du fait que le “héros de guerre“ Jalaluddin Haqqani soit reçu à la Maison Blanche par le président Ronald Reagan et que son administration, aux côtés d’autres pays partenaires comme la Chine ou l’Arabie saoudite, arrose les insurgés de généreux subsides (près de douze milliards de dollars d’aide directe au total).  A la même époque, pourtant, grâce à l’appui de son réseau, naît l’embryon de la future Al-Qaïda. Bien des années plus tard, quand l’organisation aura acquis une indiscutable “notoriété”, nombre de ses combattants les plus chevronnés reconnaîtront d’ailleurs être passés par le camp d’entraînement de Zhawar Kili (province de Khost), supervisé par le clan Haqqani. Cette proximité entre les deux mouvements se renforce encore au cours de la décennie suivante. Si Al-Qaïda est le glaive, le clan Haqqani est le bouclier. Plus qu’un refuge, le réseau offre à Oussama Ben Laden, expulsé du Soudan en mai 1996 sous la pression américaine, une base tactique pour mieux lancer la grande offensive qu’il mûrit contre l’Occident. Fait relativement méconnu, le “patriarche” Haqqani est le premier des deux hommes à s’être fait le chantre du djihad globalisé. En témoignent les propos de son bras droit, Nezamuddin Haqqani, tenus en janvier 1991, au momento où les Etats-Unis lancent en Irak l’opération “Tempête du désert” : “L’une comme l’autre, la Russie et l’Amérique sont des forces infidèles et notre combat contre elles se poursuit. Elles sont toutes deux opposées aux musulmans et unies dans leur quête contre eux. Elles n’ont, jusqu’ici, jamais rien fait pour le bien de l’islam et n’en feront jamais rien”. Avec la désagrégation de l’URSS, à la fin de cette même année, les Etats-Unis deviennent ipso facto l’ennemi unique.

Si, dès l’orée des années 1990, l’ambition du réseau dépasse le simple cadre afghan, cela ne l’empêche pas de soigner son influence sur le front intérieur. C’est à lui que les talibans doivent ainsi la prise de Kaboul,  en 1996, après celles de Kandahar (Sud) en 1994 et de Harat (Ouest), en 1995. Jalaluddin Haqqani hérite alors, pour services rendus, du ministère des frontières, poste largement honorifique qu’il occupera jusqu’à la chute du régime, à l’automne 2001.

Extension du domaine de la lutte

Les attentats sanglants du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, aux Etats-Unis, ne changent guère la donne. Le clan Haqqani maintient sa confiance à Al-Qaïda, quitte à se heurter à une partie de la Quetta Shura (conseil suprême des talibans afghans) favorable à une prise de distance avec l’organisation d’Oussama Ben Laden. A partir de 2004, la traque intense menée depuis les airs par les drones américains ne fait qu’accentuer le sentiment de “souffrance partagée” d’Al-Qaïda et de son protecteur. Leur affinité idéologique en devient si étroite que le pasaje de témoin de Jalaluddin Haqqani à son fils Sirajuddin –personnage considéré par Washington comme encore plus radical et cruel que son géniteur– ne provoque pas le moindre remous à la surface des eaux djihadistes locales.

Aujourd’hui, le réseau, fort d’un noyau dur de plusieurs centaines de fidèles auxquels s’ajouteraient de 10 000 à 15 000 combattants aux degrés de loyauté et d’affiliation variables, s’efforce d’apparaître comme un acteur régional, soucieux de préserver son hégémonie Dans son bastion historique. Pour se financer, il pratiquerait notamment l’extorsion et l’enlèvement contre rançon. Mais, en filigrane, son objectif ultime est inchangé : promouvoir la diffusion du djihad à l’échelle mondiale. Une posture matoise qui représente une double menace : pour le Pakistan, d’une part, poussé, au nom de son alliance avec les Américains, à combattre un (ex-) allié qu’il a lui-même nourri de ses conseils et alimenté financièrement ; pour les Etats-Unis, d’autre part, inquiets d’un échec potentiel de leur stratégie de stabilisation de l’Afghanistan et, surtout, de voir se mettre en marche une nouvelle armée fanatisée aussi, voire plus, dangereuse qu’Al-Qaïda.

AYMERIC JANIER